Julien Troccaz (Sud Rail) : « Notre grève est d’intérêt général »

Nous recevions ce matin dans la matinale de l’Insurgée Julien Troccaz, secrétaire fédéral du syndicat Sud Rail, pour parler du mouvement social à venir. En ligne de mire, la liquidation du fret ferroviaire à la SNCF, prévue pour le 1er janvier 2025.

Selon lui, cette décision prive les pouvoirs publics d’un outil essentiel pour le transport de marchandises et va à l’encontre de l’urgence climatique. Il la relie à un processus de privatisation plus large de la SNCF, avec l’ouverture à la concurrence des TER dès décembre 2024 et le transfert des cheminot-e-s vers des sociétés privées. Ces choix, axés sur la rentabilité, négligent les enjeux écologiques et l’équité des services publics. Pour Julien, la liquidation du fret SNCF est un scandale écologique et d’État, d’autant plus que le fret ferroviaire est crucial pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. L’exemple de la vallée de l’Arve en Haute-Savoie, où la pollution due au transport de marchandises par camions entraîne un taux élevé d’asthme chez les enfants, est cité pour illustrer l’impact sur la santé publique.

Alors comment en est-on arrivé là ?

Après une enquête de la Commission européenne sur des aides publiques potentiellement illégales à la SNCF, le ministre des Transports, Clément Beaune, annonce qu’il ne défendra pas Fret SNCF et impose un « plan de discontinuité« , comprenant la suppression de 10 % des emplois (environ 500 cheminot-e-ss), l’ouverture à la concurrence de certains trafics, et la liquidation totale de la branche Fret. Le gouvernement et la direction de la SNCF sont accusés de profiter de cette plainte pour accélérer la privatisation du secteur, bien que de nombreuses entreprises ferroviaires en Europe reçoivent également des aides publiques. Malgré cela, l’État choisit de se conformer aux exigences de la Commission européenne, abandonnant ainsi Fret SNCF.

Le cas des cheminot-e-s

En 15 ans, Fret SNCF a réduit ses effectifs de 63 %, entraînant un « carnage social » selon le délégué syndical, avec des milliers de suppressions d’emplois. Certains cheminot-e-s voient leur emploi supprimé après trente ans de service, et sont reclassé-e-s au sein du groupe SNCF.

Pour rappel, le statut cheminot prévoit une protection contre les licenciements économiques qui “permet aux cheminot-e-s de signaler des problèmes de sécurité sans craindre de perdre leur emploi, contrairement à d’autres secteurs où la pression du licenciement peut faire taire les employé-es” estime Julien Troccaz.

Pourtant, la situation est de plus en plus complexe, avec des réorganisations constantes qui génèrent colère et désarroi. Il évoque le risque d’un « syndrome France-Télécom« , où la pression permanente pourrait entraîner des crises psychologiques graves, allant jusqu’au suicide. Malgré des promesses de relance du fret ferroviaire, les réformes ont dégradé les conditions de travail et le service.

Julien décrit également le processus de découpage du TER et son impact sur les conditions de travail “des collègues, notamment dans la région PACA (Nice) et en Pays de la Loire, sont transférés dans des filiales privées ou dans des entreprises concurrentes comme Transdev, à partir du 15 décembre”. Selon lui, l’ouverture à la concurrence ne vise pas à améliorer le service public pour ses usager-e-s, mais plutôt à renforcer le dumping social. De nouveaux employeurs privés peuvent remettre en cause les acquis sociaux des cheminot-e-s. Cela représente une menace pour le statut, et les droits des travailleur-euse-s.

Riposte sociale et unitaire

Face aux réformes, une grève intersyndicale rassemble la CGT, l’UNSA, Sud Rail et la CFDT pour protester contre la liquidation du fret et de manière générale la privatisation du ferroviaire est appelée dès le 11 décembre au soir. Les grévistes revendiquent des améliorations des conditions de travail et la préservation du service public. L’objectif est de mobiliser tous les secteurs (TER, fret, réseaux, etc.) et de maintenir l’unité pour défendre l’ensemble du service public ferroviaire. Le délégué syndicale appelle à une négociation tripartite entre le gouvernement, la direction de la SNCF, et les syndicats.

Pour Julien Troccaz, les attaques médiatiques et politiques contre les grèves et la lutte syndicale en cours, sont un exemple de lutte de classes. Les travailleur-euse-s sont attaqué-es par des acteurs médiatiques puissants, pour manipuler l’opinion publique et discréditer leur mouvement. Qualifié les grévistes de « preneurs d’otages« , en période de Noël, “alors que les travailleur-euse-s subissent des politiques néolibérales c’est inadmissible”, pour Julien. Il fait remarquer que les grévistes, en l’occurrence les cheminot-e-s, prennent des risques pour défendre l’intérêt collectif, et que la grève est aussi un acte de résistance face à un système qui cherche à les diviser. Malgré les critiques, il évoque aussi les soutiens reçus de la part des travailleurs qui comprennent leurs revendications. Cette forme de solidarité est le signe que la mobilisation est sur la bonne voie.

Les autres secteurs aussi sont investis, et des syndicats et collectifs écologistes membres de l’Alliance Écologique et Sociale prévoient d’aller en gare distribuer des tracts pour sensibiliser les usager-e-s à cette lutte d’intérêt général.

Pour aller plus loin, Julien propose plusieurs pistes pour soutenir le mouvement ; diffuser des informations et des supports (un tract sera disponible sur le site de l’Alliance Ecologique et Sociale), participer à des initiatives locales, comme des rassemblements. Enfin, participer à la lutte passe aussi par un soutien moral, en apportant de la visibilité aux revendications, pour amplifier la voix des grévistes.

Vers une grève interprofessionnelle générale ?

Il n’est pas toujours possible d’organiser une grève interprofessionnelle générale. Plusieurs facteurs sont évoqués par Julien comme la nécessité de construire une mobilisation viable et efficace dans chaque secteur, avant de penser à une convergence plus large. Par ailleurs, les syndicats peuvent parfois avoir des divergences de revendications et des calendriers incompatibles. Pour Julien, ce n’est pas un abandon de l’idée de convergence, mais plutôt une manière d’optimiser les chances de succès en sectoriel. 

Lors des mobilisations du 7 et 8 mars 2023, le délégué syndical admet que le manque de grèves dans certains secteurs a nui à la force de l’appel interprofessionnel. Il appelle à la diffusion de la grève dans chaque entreprise ou administration. En somme, la convergence des luttes doit se construire progressivement et ne peut pas être invoquée par des décisions de calendrier. Une fois que suffisamment de secteurs seront mobilisés et que les travailleur-euse-s comprendront l’enjeu commun, la convergence pourra se faire de manière naturelle et en tenant compte des particularités de chaque secteur.

Relations avec les partis politiques

Julien précise que les syndicats ne sont pas des courroies de transmission des partis politiques et qu’ils préservent leur indépendance. Leur objectif est de défendre les droits des travailleur-euse-s, sans servir d’intérêts partisans. Toutefois, il reconnaît qu’une alliance stratégique avec des forces politiques de gauche, comme le Nouveau Front Populaire, peut renforcer la mobilisation. Ces liens permettent de porter les revendications des cheminot-e-s au niveau politique, notamment à l’Assemblée nationale, où des député-e-s ont soutenu des initiatives sur le fret ferroviaire. Cependant, il insiste sur le fait que ces soutiens doivent respecter l’indépendance syndicale et ne pas instrumentaliser les luttes à des fins partisanes.

Luttes ferroviaires et luttes agricoles

Pour Julien, les luttes des agriculteur-ice-s et des cheminots, partagent des points communs, notamment face à la concurrence déloyale. L’entreprise italienne Trenitalia bénéficie de réductions de péages sur les voies françaises, ce qui désavantage la SNCF, mais aussi les agriculteur-ice-s qui dénoncent une concurrence déloyale dans la grande distribution.

Il plaide pour une convergence des luttes, notamment autour de la relocalisation de l’économie : pour le ferroviaire, cela signifie une politique industrielle nationale, tandis que pour l’agriculture, il s’agit de souveraineté alimentaire. Il souligne qu’il n’y a pas de hiérarchie entre les luttes, les problèmes rencontrés par les agriculteur-ice-s (baisse des prix, conditions de travail difficiles) et ceux des cheminots (privatisation, pression sur les salaires) étant les mêmes.

Remobiliser les travailleur-euse-s

Même en période de défaites apparentes, il est essentiel de se souvenir des victoires remportées, rappelle Julien. Par exemple, sur la réforme des retraites, il estime que le mouvement syndical a tout de même réussi à repousser certaines mesures (comme la réforme par points). Pour lui, il est important de ne pas minimiser les avancées obtenues par la mobilisation.

Les syndicats doivent répondre aux besoins immédiats des travailleur-euse-s (conditions de travail, pouvoir d’achat, etc.), tout en construisant une vision à long terme pour la transformation sociale. Cela nécessite un travail de proximité constant dans les entreprises et administrations pour un syndicalisme de terrain, capable de mobiliser durablement. Il critique également la « grève par procuration« , où certain-e-s attendent que d’autres portent la grève, ou optent pour le soutien financer sans s’impliquer directement. Bien que le soutien financier soit essentiel, il doit être local, organisé de manière démocratique dans les secteurs en lutte, avec la participation active des grévistes. Les caisses de grève servent aussi à construire la mobilisation, par des événements de soutien et des initiatives collectives, renforçant l’autonomie des grévistes.

Il plaide pour une organisation démocratique des grèves, via des assemblées générales. Les syndicats doivent faciliter cette dynamique, mais les décisions doivent venir de la base, de celles et ceux qui sont réellement sur le terrain.

Au-delà des actions ponctuelles, il insiste sur la nécessité de proposer des alternatives concrètes. Dans le secteur ferroviaire, par exemple, il ne s’agit pas seulement de s’opposer à la privatisation et au démantèlement, mais de promouvoir un projet alternatif : relocalisation de la production, investissements publics dans le ferroviaire, et un modèle industriel plus durable et respectueux des travailleurs.

Se défendre face à la répression policière

Julien rappelle que le droit de grève en France est déjà fortement limité dans le secteur ferroviaire, notamment par l’obligation de se déclarer en grève à l’avance (réforme sur le service minimum). Malgré ces restrictions, il affirme que la répression ne saura faire taire les revendications sociales. Il cite l’exemple de l’Italie, où des grèves sauvages continuent malgré les tentatives de restreindre ce droit.

Il évoque également la répression violente des mobilisations sur les retraites, notamment des violences policières subies par des membres du mouvement syndical, comme un camarade de Sud Rail qui a été éborgné. Face à une répression accrue, Julien indique que les syndicats se préparent à réagir sur le plan juridique, tout en maintenant la mobilisation sur le terrain. Selon lui, ces violences ne feront qu’intensifier la lutte.

Il rappelle enfin que des responsables politiques, comme Élisabeth Borne, avaient promis un investissement massif de 100 milliards d’euros dans le ferroviaire, mais que cette promesse n’a pas été tenue. La revendication des syndicats, en particulier de Sud Rail, se concentre donc sur un besoin concret : davantage d’investissements pour l’avenir du ferroviaire.

L’interview se conclue sur une note d’optimisme et de détermination : “ce qui est important, c’est de gagner” affirme Julien Troccaz, “à la fois pour les travailleur-euse-s du rail mais aussi pour l’ensemble des secteurs en lutte« .

Pour Julien, cette grève est aussi un moyen de proposer des solutions aux défis écologiques, et pourquoi pas un véritable projet de transformation. Une victoire en 2024 serait un signal fort, et un nouveau souffle pour la lutte à l’horizon 2025.

fleurdoa

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