Mathieu Burgalassi est anthropologue, journaliste et écrivain, spécialisé sur les groupes survivalistes et l’extrême-droite. Il a notamment publié en 2021 le livre « La peur et la haine » aux éditions Michel Lafon où il raconte, sous forme d’un roman, son infiltration dans plusieurs milieux survivalistes où des hommes apprennent à tuer pour se défendre d’un « effondrement » à venir et d’une « guerre civile inévitable », sur fond d’idéologie raciste et suprémaciste blanche. Nous l’avions déjà reçu sur Twitch en fin d’année 2024. Pour L’Insurgée, il commente le profil de Jérôme Decofour, militant d’extrême-droite qui a assassiné Djamel Bendjaballah en août 2024. Jérôme Decofour faisait partie de la « Brigade Française Patriote », un groupe survivaliste d’extrême-droite.

L’Insurgée : Djamel Bendjaballah, éducateur spécialisé de 43 ans, a été tué le 31 août dernier par Jérôme Decofour, membre d’une milice survivaliste d’extrême-droite appelée Brigade Française Patriote. Toi qui as étudié de très près ces groupes, qu’est-ce que tu peux dire de cette affaire ?
Mathieu Burgalassi : De ce que tu me décris, je retrouve des fonctionnements classiques des groupes survivalistes avec une dérive violente qu’on pourrait quand même pas mal rapprocher de celle qu’on a pu voir chez Action des Forces Opérationnelles (AFO), le groupe qui est actuellement en train d’être jugé pour des tentatives d’attentats qui visaient notamment des femmes voilées, et des personnes musulmanes en France. AFO, ils ont commencé sur le mode de la préparation à une espèce de guerre civile, et cette préparation survivaliste à la guerre civile, elle justifiait des stages de tir, des stages d’entraînement paramilitaire, des stages de survie, etc.
Ce qui est marquant, dans les groupes survivalistes, c’est de voir comment ils instrumentalisent à chaque fois la notion d’effondrement, en disant « ah oui, mais regardez, il va y avoir un effondrement de notre société », mais c’est toujours pensé sur l’angle d’une guerre civile, c’est hyper important. Et l’idée, c’est que l’effondrement, ce sera un effondrement des institutions, la police, l’armée, les hôpitaux, qui va conduire à une faillite globale de l’État, et que cette faillite globale de l’État amènera derrière une période où l’homme deviendra un loup pour l’homme, où il y aura des pillages, des émeutes, etc. C’est en prétendant se préparer à ça que ces personnes vont rentrer dans une préparation concrètement paramilitaire. La justification d’un effondrement lointain va permettre, dans le présent, de commencer à s’entraîner, à assassiner, à tuer, etc.
Le souci, c’est que ce sont des gens qui deviennent peu à peu des tueurs entraînés et que cet entraînement-là, si on l’associe à des représentations idéologiques, racistes, discriminantes, qui sont absolument communes dans les milieux survivalistes, on se retrouve avec quoi ? Des tueurs entraînés, aux idées racistes, qui se préparent à assassiner des personnes autour d’eux, au prétexte de leur couleur de peau, de leur religion, etc. Avec, sans surprise, des passages à l’acte, comme pour AFO ou comme là, ce que tu me décris.
La justification d’un effondrement lointain va permettre, dans le présent, de commencer à s’entraîner, à assassiner, à tuer, etc.
L’Insurgée : Et comment cette panique autour de la guerre civile, elle se manifeste par des formes d’affects racistes qui entraînent des passages à l’acte ?
L’important, c’est de comprendre que ces gens-là, leur idéologie, elle ne vient pas de la complosphère ou de la fachosphère, comme on pourrait le croire au départ, mais elle est fabriquée à 100% par des discours qui sont des discours de la peur ordinaire qui nous viennent des médias, qui nous viennent du champ politique, etc.
En fait, ce qui va construire ces obsessions racistes et cette idée d’une guerre civile raciale ce sont des discours ordinaires de la peur qu’on entend partout à la télévision, et qui sont en fait des discours qui jouent sur deux idées assez fausses, enfin même totalement fausses.
Première idée : on aurait une augmentation de l’insécurité, nous serions dans un pays de plus en plus dangereux. Ça, on a entendu Emmanuel Macron le dire en interview à la télévision, on a entendu tous les politiciens aujourd’hui, de droite mais même jusqu’à la gauche, jouer avec cette idée qu’on est dans un pays de plus en plus dangereux, et ce danger serait le fait d’une certaine partie de la population.
Et deuxième idée : pour eux, ce n’est pas le fait de tout le monde, c’est le fait de ce qu’on appelle des « groupes à risque ». Donc ce seraient certains groupes dans la population qui seraient responsables, et ces groupes-là, aujourd’hui, qui son très ouvertement ciblé à nouveau par l’intégralité du champ politique, ce sont des groupes comme les personnes immigrées, les personnes non-blanches, les personnes musulmanes, et on se retrouve avec par exemple un ministre de l’Intérieur comme Bruno Retailleau, qui va régulièrement dire à la télévision qu’il y a un lien entre immigration et délinquance. Mais ce n’est pas une réalité statistique, rien ne démontre ça statistiquement, c’est absolument faux. Mais ces deux idées sont fausses ! Il n’y a pas réellement d’augmentation statistique de l’insécurité, et particulièrement dans les faits graves, où on constate plutôt que c’est en baisse. Par exemple, le chiffre des homicides est en baisse constante depuis des décennies, et il n’y a pas de lien direct entre la délinquance et l’immigration, mais ces deux idées-là, elles sont instrumentalisées politiquement aujourd’hui dans l’intégralité du champ politique, et répétées à l’envie dans les médias. Les gens entendent ça tous les jours, évidemment ça fabrique quelque chose, quand on est en face de gens qui imaginent un effondrement, qui se disent que demain il va y avoir une crise énorme qui va conduire à un effondrement de l’État, et qui cherchent à imaginer qui va s’en prendre à eux au moment de cet effondrement, à qui ils pensent ? Les figures repoussoirs du discours sécuritaire, c’est-à-dire les immigrés, les personnes non-blanches, les personnes musulmanes. En fait, on est dans une machine à fabriquer du racisme violent, il n’y a pas d’autre manière de le dire.
Quand on est en face de gens qui imaginent un effondrement, et qui imaginent qu’on va s’en prendre à eux au moment de cet effondrement, à qui ils pensent ? Les figures repoussoirs du discours sécuritaire, c’est-à-dire les immigrés, les personnes non-blanches, les personnes musulmanes.
Où en est-on, pour l’instant ? Est-ce qu’on en est à un stade de groupes qui ne sont pas très dangereux, minoritaires, qui font un peu des stages de survie, et où des gens comme Jérôme Decofour ou d’Action des Forces Opérationnelles font office d’exception, ou est-ce que tu penses qu’il y a un vrai danger avec ces groupes-là, et que si on ne fait rien, on va se retrouver avec de plus en plus d’affaires comme celle-ci ?
Pour moi, c’est évident qu’on va se retrouver avec de plus en plus d’affaires comme celles-ci, parce que ça arrive tout le temps. Moi, j’ai fait mon enquête il y a pas mal d’années. Déjà à l’époque, je disais «attention, il va y avoir des survivalistes qui vont tuer des gens ». Pourquoi ? Parce que c’est une poudrière cette histoire. Moi, j’ai enquêté, j’ai vu des centaines et des centaines de personnes qui se préparaient à la guerre, littéralement. Des gens qui s’entraînaient avec des armes de guerre à tirer sur des cibles à forme humaine, qui passaient leur week-end à apprendre à égorger des gens, qui avaient le cerveau pourri d’idées racistes et qui étaient persuadés que les personnes autour d’elles, les immigré⸱es, allaient s’en prendre à elles et qu’il fallait qu’ils soient prêts à les tuer. Donc, à un moment donné, quand tu as ces discours-là et que tu rencontres ces personnes-là, tu te dis évidemment qu’un jour, il y en a un qui va tuer quelqu’un. Et c’est exactement ce qui se passe. Je ne suis pas Cassandre, je ne suis pas voyant. Je ne vois pas l’avenir, mais ce que je peux dire, c’est qu’on constate que régulièrement, chaque année, il y a 2, 3, 4 groupes survivalistes ou survivalistes isolés qui sont arrêtés pour des tentatives d’attentats, pour la détention d’engins explosifs, pour des meurtres.
On a quand même Frédérik Limol, un survivaliste, qui a tué 3 gendarmes à l’arme de guerre [en 2021]. Ça n’a pas fait les unes comme ça aurait dû, mais ça devrait être une émotion nationale de penser à ça. T’imagines, 3 gendarmes abattus comme ça, dans le Puy-de-Dôme.
Derrière, on a eu Valentin Marcone, qui était décrit comme un survivaliste par le procureur de la République au moment de son arrestation, qui a tué son patron et un de ses voisins ! On a des affaires en permanence. Et le problème, c’est que rien n’est fait pour considérer le survivalisme tel qu’il est concrètement, pas tel que le racontent les entrepreneurs du survivalisme.
Parce qu’évidemment qu’il y a un discours de façade, promu par des gens qui ont quelque chose à vendre, qui sont les entrepreneurs du survivalisme, qui vendent des stages de survie, qui vendent du matériel de survie et qui disent « nous ne sommes pas violents, le mouvement n’est pas violent ». Mais il ne faut pas croire ces gens !
À un moment donné, ces gens sont partie prenante du mouvement, donc évidemment qu’ils n’en décrivent pas réellement la violence. Mais la réalité, c’est que le mouvement est dangereux.

Pourquoi, selon toi, on parle aussi peu de ces affaires ?
Je pense qu’il y a deux problèmes. Le premier problème, c’est que les survivalistes jouent de l’image de ce qu’ils appellent les hommes gris. Ils essaient d’être cachés, d’être dissimulés, d’être invisibles. C’est des gens qui sont extrêmement difficiles d’accès. Ça ne m’a pas pris 4 ans pour rien, tu vois. C’est énormément de temps pour vraiment enquêter sur les survivalistes. Dans le temps médiatique actuel, dédier 4 ans à l’enquête sur un mouvement, c’est impossible.
Donc les gens qui vont aller dans les médias travailler sur les survivalistes, ils vont se contenter d’un travail de surface. Ils vont aller voir sur TikTok, ils vont aller voir les mecs sur YouTube, ils vont aller interroger des gens qui sont typiquement ces entrepreneurs de survivalisme dont je te parle ou qui participent à l’image de façade du survivalisme. Ils vont aller les voir, et dire « non, ils sont très sympas, ils stockent un peu des boîtes de conserves, mais ils ne sont pas méchants ». Le problème, c’est que ça, ce n’est pas un travail d’enquête. Ça, c’est de la merde. Ils sont incapables de regarder en face la réalité factuelle qui est qu’il y a des gens qui tuent. Et ces gens, ils s’arment. Donc on reste sur un travail médiatique de façade qui ne va pas au bout des choses et qui ne décrit rien de la gravité du problème.
La vérité, c’est qu’on est aujourd’hui confronté à un autre type de terrorisme, qui est un terrorisme fait par des acteurs isolés, des opérateurs isolés, aux idées acquises aux représentations de l’extrême droite
Le deuxième problème, c’est que je pense qu’il y a un vrai souci en France sur la représentation d’un terrorisme qui ne soit pas le djihadisme. On ne pense le terrorisme que sous le prisme du djihadisme, ce qui fait que toutes les affaires qui ne rentrent pas dans cette catégorie spécifique, aujourd’hui, ne bénéficient pas d’une couverture médiatique suffisante. Mais la vérité, c’est qu’on est aujourd’hui confronté à un autre type de terrorisme, qui est un terrorisme fait par des acteurs isolés, des opérateurs isolés, aux idées acquises aux représentations de l’extrême droite, et qui ne sont pas toujours des adhérents à des partis d’extrême droite.
Et ces gens-là, en fait, le problème, c’est qu’ils tuent. Ils tuent de plus en plus régulièrement. On a vu quand même une multiplication d’hommes blancs, armés, violents et racistes qui assassinent des personnes racisées sur le principe, justement, d’une idéologie raciste. C’est devenu presque ordinaire. On est maintenant à un ou deux, trois morts par an, dont le cas que tu me décris, qui rentre parfaitement dans cette case. Et ça, tu vois, ça ne crée pas une émotion nationale.
Parce que pour créer cette émotion, on a besoin d’un travail médiatique qui soit bien fait. On a besoin qu’on parle de terrorisme. On a besoin qu’on rattache ça aux autres affaires qui ont été commises au nom de la même idéologie et de la même manière.
On a besoin de créer un continuum qui nous permette d’avoir, en fait, une représentation du risque. Et la représentation sociale du risque autour du terrorisme et de l’extrême droite aujourd’hui, ne se crée pas parce que les médias ne sont pas capables, aujourd’hui, de s’en emparer. Ça vient aussi, en partie, je pense, d’une responsabilité politique et d’une responsabilité juridique, puisque ces affaires-là ne sont pas suffisamment caractérisées comme terroristes par les tribunaux ni par les politiques, même des politiques de gauche, qui ne s’en emparent pas.
Donc on n’arrive pas à construire quelque chose qui est de l’ordre de la représentation collective.
On a besoin de créer un continuum qui nous permette d’avoir, en fait, une représentation du risque. Et la représentation sociale du risque autour du terrorisme et de l’extrême droite aujourd’hui, ne se crée pas parce que les médias ne sont pas capables, aujourd’hui, de s’en emparer.
Justement, concernant l’aspect juridique, il y a eu un événement notable ces dernières semaines avec l’assassinat d’Hichem Miraoui à Puget-sur-Argens, dans le Var, où pour la première fois (me semble-t-il) le parquet national antiterroriste (PNAT) s’est saisi de l’affaire. Penses-tu que la justice a enfin compris l’ampleur du phénomène ?
Je suis un peu partagé. Je pense que le changement n’est pas réellement en train de se faire, parce que pour que ça change, il faudrait vraiment qu’il y ait un changement total de représentation.
Une affaire comme celle de William Malet qui a tué trois kurdes en 2023 à Paris, qui se décrit lui-même comme un tueur raciste, qui dit qu’il avait envie de faire un attentat, elle n’est pas catégorisée comme terroriste. C’est-à-dire que nos représentations sur la violence d’individus isolés n’ont pas évoluées.
De temps en temps, peut-être qu’une affaire va être catégorisée comme terroriste, mais globalement, on n’a pas de pensée collective sur ça. Et pourtant, il y a un historique de ça. C’est Louis Beam, un membre du Ku Klux Klan, qui avait décrit cette idée d’acteurs qui seraient des opérateurs isolés dans le terrorisme d’extrême droite pour créer des attentats.
Il avait inventé le concept de résistance sans chef, leaderless resistance, et il estimait que c’était vraiment la meilleure façon pour des individus racistes d’agir, en devenant ce qu’il appelait des « loups solitaires », qui pouvaient éviter d’être piégés par les forces de l’ordre, parce qu’ils seraient des individus isolés. Et tu vois, ça veut dire qu’il y a un continuum historique, une construction politique, idéologique de cette manière d’agir.
Le PNAT qui s’occupe du terrorisme et tout, il devrait être en capacité de s’emparer de ces questions-là. Mais le souci, c’est qu’en France, je le redis, on est tellement axé sur le djihadisme, qu’en fait, t’as des sommités comme Gilles Kepel, et d’autres, qui maintiennent corps et âme que les loups solitaires, ça n’existe pas. Parce que dans leur modèle djihadiste, le loup solitaire, ça fait peut-être pas sens. Mais dans le modèle de l’extrême droite, ça fait sens.
Et tant que cette représentation ne change pas, on avancera pas.