L’extrême-droite, la culture, et nous : récit d’une lutte pour sauver ce qu’il reste.

Action sur les planches de la scène principale du théâtre. Plusieurs militant-es montent sur scène. Certain-es tiennent une banderole "ALERTE".

Le temps est doux pour une fin de mois de janvier, malgré la pluie légère qui a sévit aux alentours de 9 heures. Ce samedi matin, c’est les vœux de l’opposition à Hénin-Beaumont, et me voilà dans le TER en direction de cette ville de 25 000 habitant·es au cœur du Pas-de-Calais. Ces temps-ci, j’ai l’impression de la voir autant que ma propre maison. Il faut dire qu’assez étonnamment, il se passe beaucoup de choses. Je dis étonnamment car, en France, qui sait véritablement ce qu’il se passe dans cette ville une fois passées les élections municipales et les visites en fanfare de Marine Le Pen, la députée du coin (et accessoirement présidente du Rassemblement National) ?

Il y a bien le Hénin Rock Festival et sa pelletée de tributes locaux, le marché de Noël, ou HB La Plage en été. Du reste, tout est assez calme. C’est l’histoire d’une « ville-jardin » (joliment fleurie) au cœur du bassin minier, qui a dû subir comme tant d’autres la fermeture des mines, et la désindustrialisation. C’est Metaleurop en 2003 qui ferme son usine à Noyelles-Godault (une ville voisine) et met sur le carreau 830 salarié·es. C’est Samsonite en 2007 qui licencie plus de 200 personnes. Tout cela finira d’impacter l’activité d’une ville déjà bien handicapée par l’ouverture du centre commercial Auchan de Noyelles au début des années 70, et ses 33 millions de visiteurs annuels.

Façade du théâtre de l'Escapade depuis l'extérieur. En premier plan, floues, des personnes discutent.
Le théâtre de l’Escapade en septembre 2024, pour la réouverture de saison. PHOTO : LOUISE BIHAN

C’est surtout l’histoire d’une ville jusqu’ici à l’abri de tout qui, au début des années 2010, a vu les caméras braquées sur elle : tout d’abord avec la condamnation de son ancien maire divers gauche Gérard Dalongeville (maire de 2001 à 2009) à 4 ans de prison, dont 3 ferme, et à 50 000 euros d’amende pour détournements de fonds publics. Puis en 2014, avec l’arrivée du Front National à sa tête, ce qui lui vaudra d’être ainsi reconnue pour cela dans la France entière (et même au-delà).

Et aujourd’hui ? Au-delà de la vitrine « respectable » pour le Rassemblement National, une fois les caméras éteintes, qu’est-ce qu’il reste ? Depuis plusieurs mois, un conflit oppose une partie du conseil d’administration du centre culturel L’Escapade et la mairie d’Hénin-Beaumont, dirigée par Steeve Briois. Nous l’avons déjà documenté ici. Contre la « propagande gauchiste » du lieu que M. Briois, alors conseiller municipal, dénonçait en 2007, celui-ci a décidé de reprendre les commandes de cette ancienne MJC créée en 1969, devenue centre culturel associatif et dont les murs appartiennent à la ville. En Janvier 2024, une nouvelle convention signée entre la mairie et le président de l’association, Jean-Luc Dubroecq, amorçait cette reprise et ouvrait ainsi la voie à la municipalité pour « mettre fin à l’occupation du théâtre par l’association à l’expiration d’un préavis de soixante jours […] dans le cas où elle décide[rait] de réaffecter le lieu à un usage culturel sous gestion municipale ». Rajoutons à cela que son directeur artistique, Jean-Yves Coffre, est accusé d’harcèlement moral (ce qu’il conteste). L’association ayant refusé de le licencier, il est en arrêt maladie depuis cet été.

Pour de nombreux·ses membres de l’association (dont une partie du conseil d’administration), cette nouvelle convention signe l’arrêt de mort de l’indépendance de l’Escapade, lieu dont j’ai tant de fois entendu louée sa « programmation exigeante et de qualité » et qui a marqué les souvenirs de plus d’une génération d’héninois·es et voisin·es. Un conflit apparaissait donc au grand jour au sein de cette ville auparavant si calme. L’eau y bout, et la marée monte. Celle-ci n’aura sans doute, cette fois, rien de bleu marine. Passée l’été, la saison culturelle qui s’ouvrait était, de fait, plus que jamais incertaine. Alors, face à cela, une mobilisation est née et, avec elle, le retour de la presse nationale qui avait enfin quelque chose à se mettre sous la dent pour parler de l’extrême-droite dans cette ville. Mais quelque chose de neuf. On y a vu des drapeaux CGT, des banderoles, des tonnelles. Des invectives, des chants, des engueulades. Quelque chose de banal ailleurs mais qu’on n’aurait jamais pensé revoir un jour sur ces trottoirs.

Et en cette fin de janvier, aux vœux de l’opposition, le sujet de l’Escapade était évidemment sur toutes les lèvres. En deux semaines, le président était destitué par une Assemblée Générale Extraordinaire, un déménagement organisé dans la hâte et le bail dont bénéficiait l’association officiellement rompu. L’occasion de raviver des souvenirs liés à ce lieu, dont la mobilisation n’aura pas suffit à empêcher la fermeture, mais dont l’esprit perdure.

« Ces dernières semaines, la ville n’a pas fait preuve de respect et d’humanisme à l’encontre de [sa] plus grosse association [L’Escapade, ndlr] », dénonce Inès Taourit, élue d’opposition à Hénin-Beaumont devant la petite foule compacte venue assister aux vœux de « l’alternative », comme elle préfère l’appeler. « Je suis vraiment issue d’un milieu très populaire. J’étais très timide jeune, jamais j’aurai pu parler comme ça et être élue à Hénin-Beaumont. C’était tellement maladif qu’on m’a inscrit au théâtre, et je vous assure que ça m’a transformé, grâce à l’Escapade. C’était pas cher, on connaissait. C’est vraiment une identité, l’icône culturelle du bassin minier. »

Inès Taourit et Gianni Ranieri pendant les voeux. Derrière Inès, une affiche marquée du logo "Osons pour Hénin Beaumont"
Inés Taourit au centre. A gauche, Gianni Ranieri. PHOTO : LOUISE BIHAN

L’élue se dit également « surprise » de la réaction de la mairie qui a « essayé d’éteindre un feu qu’elle a elle-même allumé ». Elle promet que la liste à laquelle elle appartient, déjà mobilisée dans l’optique des municipales 2026, « remettra l’association là où elle est, quand [elle] arrivera aux responsabilités ». Des échos similaires du côté de Gianni Ranieri, autre élu d’opposition à Hénin-Beaumont et enseignant. « Si ces structures n’existent pas, comment les élèves vont faire pour aller voir des spectacles, s’ouvrir l’esprit ? Qu’ils ne nous fassent pas croire que si la mairie reprend le lieu, c’est à cause d’une baisse de fréquentation. Cette baisse, c’est à cause d’eux. Si le théâtre était moins rempli, c’est parce que la communication n’était plus faite par la mairie. »

Une chronologie qui interroge

C’est, en effet, une succession d’événements qui laissent croire que la situation difficile dans laquelle s’est trouvée le centre culturel ces derniers mois est le résultat d’une stratégie délibérée de la mairie. Si le lieu était bien évidemment dans le viseur de la majorité municipale depuis 2014, c’est en 2021 que tout s’accélère. Dans un premier temps, la mairie décide de ne plus financer les fluides du bâtiment (eau, électricité…). Ce qui engendre, de fait un coût supplémentaire pour l’association. Un an plus tard, les ateliers de pratique musicale sont déplacés à l’école municipale de musique.

Puis, en 2023, la responsable de la programmation jeunesse et de la communication auprès de la mairie est tout simplement mutée au service d’état civil, juste avant les vacances scolaires, sans raison apparente. Au même moment, le conseil d’administration (sans son président, Jean-Luc Dubroecq) signe une lettre afin de demander des explications à la mairie, et le retour de la responsable.

En Janvier 2024, la convention entre la mairie et M.Dubroecq est signée. En Juin, le conseil d’administration apprend lors de son assemblée générale que Jean-Yves Coffre est accusé d’harcèlement moral par trois agents municipaux. La mairie demande au CA son licenciement, ce que ce dernier refuse un mois plus tard, arguant qu’aucun dossier à charge n’a est réellement constitué, et préfère lui adresser un avertissement. Quelques jours plus tard, la mairie met en demeure l’association de “prendre toutes les mesures nécessaires afin de mettre un terme à la situation de harcèlement moral subie” par les salarié·es, et dépose finalement plainte à la fin du mois d’août, quelques jours après que Jean-Yves Coffre se soit mis en arrêt maladie.

C’est à partir de Septembre que la mobilisation s’enclenche, avec une cérémonie de rentrée perturbée par le collectif « Sauvons l’Escapade » initié par la CGT Spectacle. Plusieurs piquets de grèves et interventions en fin de représentations ont été mis en place tout au long du mois d’octobre avant que la mairie annonce le 23 octobre, dans une lettre à destination de l’association que le bail ne sera pas renouvelé et prendra fin le 24 janvier 2025. Deux jours plus tard, Steeve Briois indique sur sa page Facebook avoir engagé une « réflexion sur le statut du théâtre de l’Escapade », en lien avec son président. Le 18 novembre, un recours gracieux concernant la convention est envoyé par le CA (sans la signature de son président) à la mairie qui, le 25 novembre, dépose à l’INPI la marque « théâtre de l’Escapade ». L’intention de Steeve Briois, ici, est assez claire. L’Escapade doit perdre son indépendance, et vite.

Le 10 décembre, la compagnie LaZlo jouait sur scène « Seuls les arbres pleurent toujours ». A la fin de la représentation, la CGT Spectacle prend la parole sur scène ainsi que le comédien Stéphane Titelein, également mobilisé pour la « sauvegarde » de l’Escapade. Le 17 décembre, une assemblée générale devait se tenir mais, faute de quorum suffisant, elle a été décalée au 13 janvier. C’est lors de cette assemblée générale extraordinaire que le conseil d’administration a été renouvelé, Jean-Luc Dubroecq déchu et un nouveau président élu : Jérôme Puchalski, familier de l’Escapade et mobilisé depuis plusieurs mois pour la sauvegarde du lieu.

Jérome Puchalski parle devant un micro, un discours écrit en main, avec d'autres membres du CA en fond, pour la réunion publique.
Jérôme Puchalski, nouveau président de l’Escapade, à la réunion publique organisée le 22 janvier dernier. PHOTO : AURORE FROISSART.

Le 22 janvier dernier, le nouveau conseil d’administration de l’Escapade organisait une réunion ouverte pour faire un état des lieux de la situation face au public, aux financeurs, aux élus et aux médias. Un événement qualifié de « baroud d’honneur » par une partie de la presse, terme qui ne convient pas aux administrateurs qui n’ont pas manqué de le faire savoir en introduction de la réunion. Si personne ne nie que le « lieu appartient à la mairie » et qu’elle peut le reprendre, le CA admet malgré tout avoir été « malmené » par cette dernière : « rupture du dialogue, attaques ad hominem, à chercher nos opinions politiques à chacun… » déplore Daniel Delvallez, administrateur au sein de l’association L’Escapade, qui assure : « ici, c’est un théâtre, on y raconte des histoires. Chacun en fait ce qu’il veut. »

Du côté de la mairie, pas une seconde à perdre. Le jour de la réunion publique, Steeve Briois annonçait la création du « théâtre municipal de l’Escapade », insistant sur les « difficultés de gestion de l’association ces derniers mois » pour justifier la reprise du lieu. Quelques jours plus tard, le 26 janvier, pour les vœux de nouvelle année de la ville, Steeve Briois remettait officiellement les clefs de ce nouveau théâtre à … Jean-Luc Dubroecq, ancien président déchu de l’association. Et le silence demeure toujours entre la mairie et la nouvelle Escapade.

La culture à défendre

Mais tout ne s’arrête pas là, et ces mois de lutte n’auront bien évidemment pas été vains. Malgré la perte du lieu, la solidarité s’organise. La ville voisine de Carvin a déjà annoncé dans un communiqué le 22 janvier dernier que « face à la situation critique rencontrée par l’association L’Escapade », celle-ci veut « propos[er] la construction d’un partenariat innovant » entre l’Escapade et l’association locale Ose Arts ! pour, notamment, accueillir les spectacles initialement prévus cette saison, au sein du théâtre Majestic de Carvin. Certaines résidences prévues pourraient, elles, être déplacées à l’espace culturel de La Gare à Méricourt. Une première date est déjà posée pour le mois d’avril. D’autres villes du Pas-de-Calais se sont également proposées pour accueillir des événements. La bataille « hors-les-murs » commence et tout reste à construire pour la suite.

De son côté, Inès Taourit est confiante : « l’exécutif de l’agglomération soutient l’Escapade » et plus largement, selon elle, «  des élus de tous bords politiques, même Xavier Bertrand [président LR de la région Hauts-de-France, ndlr] les soutient. On voit bien que Steeve Briois est très isolé dans sa décision politique ». Affaire à suivre.

2 militants tentent d'accrocher une grande pancarte "ARTISTES EN GREVE" sur les vitres de l'entrée du théâtre.
Piquet de grève devant le théâtre de l’Escapade le 3 octobre 2024. PHOTO : LOUISE BIHAN.

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